Un matin, en lisant mon journal, je m’étonne de prendre si longtemps pour lire les articles, et le peu de choses que je suis capable d’en retenir une fois ceux-ci lus. Surtout, je me rends compte que c’est toujours la même chose.
Je pourrais très bien me dire que je suis une imbécile, et que c’est pour cela que j’ai tellement de mal à me fixer sur ma lecture. Je pourrais également me dire que je suis myope et que ne portant pas de lunettes, il est normal que ma lecture me fatigue plus vite, ou encore que je lis un journal en anglais, et que cela ne facilite pas non plus mon entreprise. Je pourrais également me dire que je me lève tôt, et que je ne suis jamais bien réveillée quand je lis mon journal.
Tous ces arguments sont parfaitement valides, et de fait ce sont tous ceux que je me donne quand ma lenteur à lire m’exaspère. Mais curieusement je n’ai jamais réellement changé mon attitude. Je ne me suis jamais décidée à porter des lentilles, ni même des lunettes. Je n’ai jamais changé mon éclairage, je n’ai jamais changé quoi que ce soit à mes habitudes pour améliorer la situation.
En somme, je fais quelque chose d’important pour moi, tous les jours, et de manière systématiquement inefficace. Il y a d’ailleurs d’autres éléments qui sont troublants dans mon attitude. En général, quand par hasard je suis très concentrée sur ma lecture, quand j’arrive effectivement à lire efficacement un article, j’arrête spontanément ma lecture très rapidement. Tout se passe comme si je devais ne pas lire vite ou de manière efficace. Comme si une instance supérieure me prévenait très vite que je suis allée trop loin, trop vite, que je ne dois pas abuser, etc…
Il ne s’agit donc pas simplement d’un doux rêve de ma part, d’une illusion dans laquelle je m’entretiendrais et dans laquelle je pourrais tout. Il ne s’agit pas de me dire que je suis supérieurement intelligente et que l’on m’empêche de le vivre. Non. Il s’agit simplement de dire ceci : si je veux faire quelque chose, que cela est important pour moi et que je suis rationnelle, alors je devrais pouvoir le faire, ou trouver un moyen de pouvoir le faire, et même je devrais l’avoir fait depuis bien longtemps.
Si je ne l’ai pas encore fait lors que c’est important pour moi, et que par ailleurs j’en souffre, alors c’est que quelque chose en moi comprends que je ne dois pas le faire. Puisque je souffre d’une situation, c’est que j’en suis la victime. Si je suis victime c’est que cette situation m’est imposée de l’extérieur. Il s’agit d’une situation optimale pour d’autres, qui me serait imposée.
J’ai déjà dit que l’émotion, ou la pensée émotive, est le signe d’une différence d’information entre mon conscient et mon inconscient. Or ici je suis étonnée de quelque chose. Il y a quelque chose dans mon attitude, dans ce que je suis, qui me pose problème, qui m’étonne, me surprend. Il ne s’agit pas vraiment d’une émotion, il s’agit simplement d’une réflexion que je viens de me faire.
En outre, concrètement, le simple fait que je doive relire plusieurs fois le même passage peut être interprété comme un biais dans mon action. Or techniquement, toute répétition d’un même acte plus de deux fois, est un biais. Si je m’en tiens aux conclusions de ma modélisation économique, je sais que ce biais est forcément le signe et le résultat d’un différentiel d’information entre conscient et inconscient.
Je vais donc chercher à déprojeter cette pensée.
Je vais me concentrer sur le désagrément que je ressens à lire avec autant de difficultés, et je vais simplement me dire que si je dois être lente à lire, c’est que mon inconscient y voit un impératif dans ma famille.
La première étape de ma déprojection à ne pas nier la réalité, mais, puisqu’elle me gêne, à affirmer qu’elle ne peut venir de moi, et donc à affirmer qu’elle m’est imposée de l’extérieur, et donc en premier lieu par mes parents.
Je vais ensuite chercher à détailler, à enrichir cette affirmation. Et comme en l’occurrence je ne dispose pas de beaucoup d’éléments pour déprojeter mon sentiment, je vais balayer large : dans ma famille, je dois lire lentement, je dois avoir du mal à lire. Je dois avoir du mal à comprendre, je ne dois pas être concentrée, etc. Je cherche à réunir toutes sortes d’éléments qui, à mes yeux, sont plus ou moins liés à mon problème de lecture.
Je vais affirmer que ce dont je souffre, puisque j’en souffre de manière constante, doit être un optimum familial est non pas personnel. Puisque je souffre d’une situation, il n’est pas possible que je l’ai voulue. Ou plus exactement, si quelque chose en moi le veut, c’est que cela doit correspondre à un impératif qui m‘est imposé dans ma famille, et non pas de mon propre fait : dans le monde de ma famille mon rôle est justement de vouloir lire et de ne pas pouvoir lire, ou pas pouvoir lire aussi bien que je pourrais le souhaiter, ou que je le devrais.
Je vis cela comme vrai : qu’il est normal que je lise lentement, ou que j’ai tellement de mal à me concentrer, puisque dans le monde de ma famille, il ne faut pas que je montre que je peux lire vite, bien, efficacement, des sujets parfois ardus.
Je vis tout cela comme vrai pendant quelques secondes ou quelques minutes, je repasse dans mon esprit le fil de ma vie, et j’essaye de voir ce qui, dans mon enfance et dans toute mon histoire, pourrait corroborer cette interprétation. J’essaye de voir si cette interprétation me semble juste, ou plus exactement si elle résonne en moi.
Une fois accompli ce travail de déprojection très sommaire, il m’apparait tout d’un coup que je pourrais rapidement et facilement améliorer mes performances en balayant rapidement les articles pour en tirer quelques phrases clés, puis éventuellement revenir sur les détails s’ils me semblent en valoir la peine. Le procédé n’a rien d’extraordinaire, et pourtant je n’avais jamais songé à adopter une approche opportuniste vis-à-vis de mes lectures.
Qu’est-ce que cela signifie ? Pour moi, cette pensée est le signe que mon inconscient m’avait effectivement envoyé un message dans le fait de devoir relire un même passage plusieurs fois. Je lui ai renvoyé l’information que mon conscient l’avait compris grâce à ma déprojection, et le biais disparait. Une fois que le biais a disparu, je me trouve face à une réalité rationnelle, sur laquelle j’ai le droit d’agir, et une solution pertinente m’apparait naturellement.
Sans plus me poser de question, j’utilise mon procédé tout neuf pour lire la suite de mon journal.
Quelques heures plus tard, je me félicite en constatant que ma technique semble être efficace. Je pense avec plaisir à tout le temps que je vais pouvoir gagner grâce à cette technique toute simple. Immédiatement après m’être fait ces réflexions, je me mets à me traiter d’imbécile plusieurs fois à haute voix, et je me souviens soudain d’un incident qui m’est arrivé, et qui n’a apparemment pas grand-chose à voir avec ma lecture:
Dans un précédent emploi, le service qui m’employait avait pour habitude de faire circuler un journal spécialisé. L’édition du week-end comportait plusieurs feuillets en supplément. Etant la dernière à recevoir cette publication, j’avais gardé un de ses feuillets, pensant qu’il n’avait intéressé personne, et que je pouvais sans crainte le garder.
Dans le courant de la journée, un message du chef de service avait circulé, demandant la restitution de ce feuillet. Le directeur voulait le garder pour lui.
Ce souvenir semble ne pas avoir grand-chose à voir avec mon problème. Il est parfaitement normal qu’un souvenir désagréable revienne en mémoire, apparemment.
Toutefois, puisque je considère que toute ma pensée est projection, et à plus forte raison parce que ce souvenir est manifestement lié à la technique que j’ai mise en place le matin même, je vais partir du principe que je devrais être indifférente à ce souvenir, et que si je m’en souviens aujourd’hui, et particulièrement maintenant, cela signifie que mon inconscient veut que je comprenne quelque chose.
D’ailleurs, le fait que je me traite d’imbécile à plusieurs reprises et à haute voix et également un signe pour moi : c’est un biais, c’est quelque chose que je refais à plusieurs reprise, sans raison apparente, c’est donc mon inconscient qui cherche à me dire qu’il y a à analyser quelque chose. Ce souvenir n’a donc rien d’anodin.
J’éprouvais des difficultés à lire le journal. Je m’en rends compte, je déprojette, je mets en place une technique pour lire le journal plus vite et mieux, je m’en félicite, et immédiatement après un souvenir violent envahit mon esprit à tel point que je m’invective à haute voix.
Que me suis-je dis ce matin ? Que dans ma famille, je dois lire lentement, je dois avoir du mal à lire. Je dois avoir du mal à comprendre, je ne dois pas être concentrée, etc. Que dans le monde de ma famille, mon rôle est justement de vouloir lire et de ne pas pouvoir lire, ou pas pouvoir lire aussi bien que je pourrais le souhaiter, ou que je le devrais. Dans le monde de ma famille, il ne faut pas que je montre que je peux lire vite, bien, efficacement, des sujets parfois ardus.
Comment le souvenir de cet après-midi vient compléter la déprojection de ce matin ? Je vais partir que les deux épisodes parlent d’une seule et même structure, et les combiner.
Cet après-midi, tout semble indiquer que ce savoir est à ma disposition, que je peux l’utiliser et me l’approprier. Or je me rends compte que posséder ce savoir, le garder pour moi, me l’approprier n’est pas anodin. Pourquoi ? Parce que quelqu’un me dit que ce savoir est à lui, ou en tout cas qu’il s’arroge la propriété de ce savoir. J’ai cru que ce savoir était disponible et que je pouvais l’acquérir, et quelqu’un me rappelle que ce savoir est d’abord à lui.
Cette personne n’est pas n’importe qui. Il s’agit du directeur du service, c’est-à-dire d’un homme qui est une autorité au sein de mon groupe. Dans ma famille, ce rôle serait celui de mon père, ou de l’homme qui se trouve être mon père.
Que dit la scène ?
J’ai gardé une information qui était apparemment libre et disponible. Un homme, une autorité, s’en rend compte, me le reproche, m’impose de le lui rendre, en disant qu’il y a droit. Cet homme est également celui qui m’emploie, qui me donne ma valeur, puisqu’il me paye.
Je pourrais me dire qu’il n’est que justice que je doive rendre quelque chose qui ne m’appartient pas. Mais il faut comprendre que puisque ce souvenir est lié à l’épisode de ce matin, quand mon inconscient me parle du journal cet après-midi, il s’agit également du journal de ce matin. C’est donc une information qui m’appartient que je dois rendre, parce qu’un homme a décrété qu’il y a droit, quand bien même j’ai payé cet accès à l’information, au savoir.
Mon père est donc en train de me demander de lui rendre quelque chose qui m’appartient en propre, et est en train de dire à tout le monde que ce que j’ai, je n’y ai pas droit, et que je dois lui rendre.
A la suite de ce souvenir, je me suis traitée d’imbécile à plusieurs reprises. Ce souvenir à donc quelque chose à voir avec l’intelligence, et puisqu’il s’agit d’informations, avec le savoir, plus précisément.
Dans ma famille, le savoir est certes diffusé (puisque nous avons le droit de lire le journal), mais mon père s’arroge le droit de le garder pour lui, d’en faire seul usage. Tous les autres ne doivent faire que regarder ce savoir, mais renoncer à le garder pour eux. Pour complaire à l’autorité qu’est mon père, il faut absolument que nous acceptions d’être des imbéciles. Il faut même que nous acceptions de l’affirmer spontanément et à haute voix.
J’aurais pu attribuer à de la culpabilité le souvenir de cet après-midi. Après tout, dans mon souvenir, le journal en question ne m’appartenait pas. Il était donc normal que je le rende, et en pensant qu’il n’intéressait personne, je m’étais effectivement montrée stupide.
Mais ce souvenir et en relation directe avec l’évènement du matin. Mon inconscient ne fait pas donc pas de différence entre le journal de ce matin, celui pour lequel j’ai payé et qui m’appartient, et le journal de cet après-midi. Si les deux journaux sont porteurs du même message, alors je dois comprendre la scène de cette après-midi comme parlant de mon droit légitime à garder quelque chose qui devrait pouvoir m’appartenir en propre, c’est-à-dire le savoir que je peux acquérir.
J’ai donné une interprétation à mon souvenir. Je l’ai fait à la lumière de ce que j’ai appris ce matin, je vais maintenant coller cette interprétation à mon souvenir. Je vais chercher à détailler tous les adjectifs qualificatifs que mon inconscient a pu voir dans mon souvenir et qui lui parlent de ma famille.
En me concentrant sur l’émotion que provoque en moi ce souvenir, je vais commencer par y associer mon interprétation, en la réduisant à des adjectifs qualificatifs :
« Je suis dans un groupe, je travaille pour une institution, ma famille. Au sein de ce groupe, quelque chose circule, qui semble être à la disposition de tous, quelque chose qui a à voir avec l’information, le savoir. Dès que je cherche à m’approprier ce savoir, je me rends compte que l’autorité masculine du groupe a décrété, bien avant ma venue, que tout le savoir devait lui revenir. Mais ce savoir est également le mien, et je ne devrais donc pas avoir à rendre quoi que ce soit. Concrètement, je suis en train de me rendre compte que mon père n’avait jamais voulu que je sois cultivée ou savante, alors même qu’il a toujours prétendu le contraire. Plus exactement, il ne veut pas que j’ai quelque chose qu’il n’a pas. Donc il me condamne à toujours avoir moins que lui.
Une fois que je colle cette interprétation à mon souvenir, l’émotion tombe complètement. Puisque mon émotion est tombée, c’est que ma déprojection a fonctionné. Je viens de réduire un différentiel d’information entre mon conscient et mon inconscient. Je viens donc de mettre à jour un élément que mon inconscient considère comme important.
Mon inconscient se moque pas mal du souvenir en question. Il y est indifférent comme il pourrait être indifférent à d’autres choses que je vois tous les jours. Il n’avait fait qu’utiliser ce souvenir pour m’informer de quelque chose, qu’il avait toujours vu et qu’il avait toujours du masquer. A partir du moment où j’ai mis à jour la signification de mon émotion, ce souvenir va redevenir neutre, alors même qu’il était cuisant quelques minutes auparavant.