Je viens de regarder une émission sur la cuisine bretonne. A vrai dire, je ne l’ai pas regardé jusqu’au bout, je me suis arrêtée avant. Bien sûr, c’est le soir, et je veux me coucher tôt. Il y aurait donc une bonne raison à ce que j’arrête de regarder cette émission. Et de fait, j’ai éteint la télévision avec regret. Tout de même, quelques temps après avoir éteint, je me rends compte que je ne suis pas emballée par l’émission. Tout compte fait, je ne la regarderai peut-être pas jusqu’à la fin. Il se trouve que mon mari non plus n’a pas aimé ce documentaire, sans savoir au juste pourquoi.
Le documentaire avait commencé par la crêpe ou la galette. Après une brève exposition du succès d’un foodtruck parisien qui s’est spécialisé dans la galette, nous sommes transportés dans un petit village de Bretagne, où une charmante vieille dame nous explique comment, étant jeune, pauvre, sans instruction, mais ayant une passion pour les crêpes, elle avait pu gagner sa vie en faisant des crêpes dans son garage. Beaucoup de gens faisaient cela à l’époque, nous est-il expliqué. Le terme même de crêpe ou de galette fait débat, semble-t-il, en Bretagne. Vers l’est, le centre, on parle de crêpe; A l’ouest, vers la mer, on parle de galette. C’est un collectionneur de livres de recettes, notamment bretonnes, et accessoirement chef retraité, qui nous le raconte. Ayant épousé une bretonne de l’ouest, le couple explique que ce débat ne s’est jamais réglé entre eux.
Le documentaire embraye sur une école-restaurant dans laquelle des jeunes chefs pratiquent le geste et sont initiés aux subtilités de la confection des galettes. Cette école promeut entre autre la qualité de la mouture du sarrasin, qui fait toute la différence du produit. Après une brève explication de l’origine du sarrasin en Bretagne, j’apprends que seul un unique moulin continue à meuler le sarrasin à l’ancienne, et à la lenteur requise, pour que le sarrasin soit le meilleur. Le directeur de l’école de galettes est un ardent défenseur de cette mouture, et on le comprend. Au passage je me demande si la vieille dame utilisait cette même farine.
Nous embrayons sur le Kouign Amann. La spécialité serait née, selon le boulanger de la ville, à Douarnenez. Plus tard, le chef collectionneur retraité dément formellement, preuves à l’appui, cette histoire. Il exhibe le menu d’une cuisinière dans lequel l’auteure détaille l’origine des spécialités servies. Or justement cette dame n’associe pas spécifiquement le Kouign Amann à Douarnenez. J’apprends ensuite qu’un concours du meilleur Kouign Amann est organisé depuis de nombreuses années. Les chefs du jury critiquent eux aussi le boulanger de Douarnenez. Eux aussi démentent la prétendue origine et accusent le boulanger de se refuser à participer au concours, étant entendu bien sûr qu’il ne le gagnerait probablement pas. Mais tous s’entendent sur la fabrication du produit : pâte à pain, beurre, puis sucre, chacun à part égales, le tout feuilleté.
Mais voilà que le décor change, et une vue aérienne nous montre le toit d’une immense usine. En fait, ce qui me marque d’emblée, c’est la toiture de cette usine. Je ne sais pas pourquoi, cette toiture m’a fait d’abord fait penser au toit d’un grand garage. Ce n’est que quelques instants plus tard, en réalisant sa superficie, que j’ai compris qu’il s’agissait d’une usine. Là, un homme, visiblement chef – il porte la toque – et Meilleur Ouvrier de France, à en juger par les galons sur son col, fait visiter les locaux. Ce monsieur est très content. Loin des débats sur l’origine, la composition et la véritable recette du Kouign Amann, il s’est spécialisé dans des gâteaux roulés individuels, dans lequel beurre et sucre sont mélangés avant cuisson, qu’il fabrique au kilomètre, décline pour tous les goûts et appelle Kouignettes®. Il explique qu’il fait de la cuisine créative, et que personne ne peut l’empêcher de faire ce qu’il veut. Quelques minutes plus tard, j’avais éteint la télévision.
J’ai fait un rapide récapitulatif de ce dont je me souviens du documentaire. Mon mari, lui, est marqué par les conflits larvés que trahissent le documentaire, conflits qui trahissent – selon lui – des intérêts économiques. Sous couvert d’atmosphère bon enfant, les oppositions sont réelles et affichées : crêpe ou galette, sarrasin ou froment, manière de manger la crêpe, recette, origine, goût, fabrication, etc… Il y voit un enjeu économique énorme, dans une région et pour des gens qui revendiquent une pauvreté historique relative. Rétrospectivement, je reconnais bien ces conflits, même s’ils ne m’ont pas vraiment choqués.
Alors qu’est-ce que je vois? Je laisse trainer ma pensée sur le documentaire: le foodtruck, les jeunes gens qui apprennent les secrets et les techniques de la crêpe, la vieille dame qui ramasse les œufs de ses poules pour préparer sa pâte, le chef dans son usine, le toit de l’usine, qui ressemble à celle d’un garage. Garage… le garage de la vieille dame. Lui, tout content d’afficher qu’il peut faire ce qu’il veut, qui le dit et le revendique. Qui affiche sa toque et ses galons, qui montre ostensiblement une forme d’impunité. Elle, qui ramasse les œufs de ses poules dans son jardin.
Lui n’a visiblement pas cherché à apprendre le bon geste pour la cuisson de la galette, ni pour le Kouign Amann. Il affiche sa supériorité: la toque, les galons de meilleur ouvrier de France, et il n’a pas peur non plus de montrer qu’il se moque bien de ce qu’on peut dire de ce qu’il fait. Il se qualifie de provocateur, et prétend « qu’il ne peut pas s’en empêcher ».
Visiblement, il est ravi. Ça marche bien pour lui. Il n’hésite pas à dire qu’il se moque de ce que ses confrères en diront, de ce qu’ils font, de ce qu’ils tentent de faire, de ce qu’ils tentent de défendre. « Ses ventes explosent, et depuis il accumule les transgressions » nous déclare la voix-off. C’est un provocateur, et il transgresse, il prétend que c’est « naturel », que cela ferait parti de sa personnalité, de lui donc, c’est l’image qu’il veut pouvoir se donner.
Provocateur? Non. Un provocateur devrait chercher à changer quelque chose, or lui occupe tout l’espace, en toute impunité. Il accumule les transgressions? Mais si cet homme est l’homme qu’est mon père, alors les règles qu’il transgresse, c’est lui même qui les a édictées. Et s’il ne les respecte pas et qu’il peut occuper tout l’espace, c’est peut-être justement parce les règles qu’il nous impose ont été édictées pour préserver son monopole. Alors qui est-ce qu’il provoque au juste? Nous, ses enfants, et bien sûr d’abord moi, son enfant. Et s’il ne transgresse pas, alors il ne fait qu’afficher son impunité vis-à-vis des contraintes qu’il nous impose.
Et finalement c’est assez curieux: les galons, il les a obtenu, il les a donc voulu, et quelqu’un les lui a donné. Il a donc eu besoin d’un groupe pour obtenir ce statut, cette image, le jury du concours de Meilleur Ouvrier de France. Et ce groupe, il est composé, au fond, d’un peu les mêmes personnes que celui qui organise le concours de Kouign Amann tous les ans. Bien sûr, pas dans la réalité, mais du point de vue de l’inconscient, qui ne voit ni le temps ni l’espace, et qui ne s’intéresse qu’aux structures. Cet homme a donc voulu, et obtenu, un jour, de participer a un concours organisé par ceux qui édictent les règles du Kouign Amann, par son groupe.
Cet homme, ce chef, qui a eu besoin du groupe pour obtenir et afficher ses galons, et qui utilise sa supériorité pour faire ce qui lui plait, montre qu’il est content de sa réussite et se moque bien qu’elle se fasse au détriment des règles, c’est l’homme qu’est mon père. Et le chef de l’école de la galette est également l’homme qu’est mon père, puisqu’il dirige, enseigne, et en retire une valeur, celle que je lui donne en échange de son enseignement. C’est donc le même homme qui pose les règles à suivre (le chef qui dirige l’école) et celui qui montre qu’il ne les suit pas (le chef dans son usine). Du coup, s’il est si content, c’est du bon tour qu’il à joué a la personne que je suis. D’ailleurs les jeunes gens qu’il prétend former ne deviendront sans doute jamais meilleur ouvrier de France. Ils créeront des crêperies ou même travailleront dans des foodtrucks comme celui qui nous a été montré à Paris, et d’ailleurs probablement pas à Paris, puisque la place est déjà prise.
Et le garage alors, la charmante vieille dame qui revendique sa passion pour les crêpes? Tout les jours, elle ramasse ses œufs pour mettre sur et dans ses crêpes. Elle revendique qu’elle n’avait rien étant jeune, mais qu’elle avait une passion, et que c’est cet amour qui lui a permis de vivre. C’est pour satisfaire cette passion qu’elle utilise ses œufs. Bien évidemment, cette femme, c’est la femme qu’est ma mère. L’amour, la passion qu’elle revendique, et qui aurait été suffisante, dans son cas, c’est ceux qu’elle a toujours affiché pour l’homme qu’est mon père.
Son discours tendrait à nous faire croire que tout le monde pourrait avoir un métier, même sans diplôme, même sans éducation, même pauvre. L’important serait d’avoir une passion, et ne pas chercher à faire de l’ombre aux grands chefs. A en croire ce discours, pourvu qu’on accepte de faire contre mauvaise fortune bon cœur, tout le monde pourrait s’en sortir dans la vie, en acceptant de mener une vie simple.
Mais de quelle vie simple parlons-nous au juste? Visiblement, cette dame vit dans un joli village, elle a une grande et belle maison, un vaste terrain, elle semble en excellente santé. Surtout, elle a toujours eu tout ce qu’elle voulait, puisque par définition, elle a fait exactement ce qu’elle voulait. Par ailleurs, elle ne peut ignorer qu’aujourd’hui, dans le monde actuel, plus personne ne pourrait vivre comme elle-même a vécu. Justement parce que depuis son époque, des règles ont été érigées, qui empêchent qu’on puisse faire comme elle. Et puis bien sûr cela supposerait d’avoir une maison. D’ailleurs tout bien considéré, tout cela n’est qu’une mascarade. Tous ces gens qui viennent manger ses crêpes le week-end sont pour ainsi dire de sa famille. Ce sont des parents, des amis ou des relations de longue date. On parle donc d’une structure qui est sollicitée pour permettre à cette charmante dame de prétendre vivre de son activité, et valider son discours.
Et ces règles, puisque cette femme est ma mère, c’est justement elle qui les a érigées, avec le chef de l’école de la galette. Pourquoi? Parce que cette femme ne vit pas de son activité. Puisque cette vieille femme est la femme qu’est ma mère, elle vit avec le chef de l’usine, l’homme qu’est mon père, et elle ne peut vivre que grâce à son succès, grâce à sa fortune, c’est-à-dire à la valeur que le groupe qu’ils ont créé ensemble, autrement leurs enfants, et donc moi, lui ou leur donne. Cette femme a donc tout intérêt à contribuer au statut, au succès, à la fortune du chef, en contribuant, par son discours, à conforter et encourager un type de métier, une absence d’ambition et une révérence qui ne peuvent que flatter son égo à lui, et donc à elle aussi, indirectement.
A ce stade, toute émotion est tombée. La vieille dame reste une vieille dame charmante, et ses clients ont bien raison de continuer à profiter de ses crêpes. Le chef de l’école de la galette défend des valeurs fortes, les jeunes chefs de l’école auront la carrière qu’ils désirent, et le chef d’usine a raison de se réjouir de son beau succès commercial. Quant à moi, je m’endors paisiblement.