Je suis particulièrement touché par une histoire qui concerne ma mère. Dans son adolescence, ma mère a fait son apprentissage chez un docteur qui s’est révélé très bon pour elle. Il l’a toujours traité comme sa fille. Quand elle a voulu se marier avec mon père, c’est ce docteur qui est allé parler au jeune homme pour le convaincre. Pourtant, et c’est ce qui me met en colère, je ne comprends pas pourquoi ce médecin n’a jamais fait les démarches nécessaires pour déclarer les années de service de ma mère, ce qui fait qu’aujourd’hui, celle-ci se retrouve dans une situation financière plus difficile qu’elle ne devrait. C’est une source d’inquiétude pour moi, et je sens bien que cela m’obligera à terme à prendre soin d’elle.
Puisque cette histoire fait référence à moi et mes parents, il serait tentant de dire qu’il n’y a pas lieu à interprétation, ou que les personnages sont ceux qu’ils semblent être. Il serait également tentant de penser qu’une injustice peut légitimement susciter une émotion. Pourtant puisqu’il y a une colère, je vais considérer que mon inconscient est en train de me dire quelque chose d’une agression qui m’a été faite dans ma famille. Je vais donc chercher à analyser ce dont il est question dans cette histoire, et tâcher de retrouver ce que mon inconscient a pu reconnaître comme me concernant.
Si je réduis cette histoire à sa plus simple structure, de quoi s’agit-il ? Un homme emploie (utilise) une femme. Il se comporte vis-à-vis d’elle comme un père, ou plus exactement comme une personne de sa famille, tout en ne remplissant manifestement pas les obligations que son statut lui impose, tant légalement que moralement. Le discours de ma mère sur cet épisode est que cet homme, qui a été si bon avec elle, a simplement oublié de la déclarer. Je m’étonne qu’un tel homme ait pu faire un tel oubli, et cela me met en colère.
S’il y a colère concernant cet oubli spécifiquement, c’est que mon inconscient est en train de me dire que cet oubli est en fait une agression vis-à-vis de moi. C’est une agression dans ma famille, au sens où il a dû contribuer à me mettre à une place que je ne souhaitais pas occuper.
Je garde à l’esprit que pour l’inconscient, il n’y a pas d’oubli, pas d’accident, pas d’erreur. Je peux donc en déduire que là où le conscient voit un oubli, l’inconscient voit une volonté. L’inconscient sait que lui-même est rationnel, et donc que les autres inconscients sont également rationnels. Il ne peut donc exister d’erreur qui dure aussi longtemps, qui soit aussi systématique, et qui ait des conséquences si considérables pour ma mère, et indirectement, pour moi.
Donc cet homme n’a pas déclaré ma mère parce qu’il ne le voulait pas la déclarer.
Il y a donc un homme qui utilise ma mère, qui se comporte comme quelqu’un de sa famille, qui prétend qu’il prend à cœur ses intérêt, mais qui en fait, et délibérément, ne se préoccupe pas de sa retraite. Et en même temps ma mère ne semble pas lui en vouloir, lui est reconnaissante, et l’excuse en prétextant un oubli.
Et pourquoi au juste ma mère lui est-elle reconnaissante? Parce que cet homme, quand elle a désiré épouser le jeune homme de son choix, a tout fait pour que celui-ci accepte qu’il l’épouse. Je suis intimement persuadé que si tant de pressions n’avaient pas été exercées sur le jeune homme, celui-ci n’aurait peut-être pas accepté d’épouser ma mère.
Puisqu’il y a émotion concernant cette histoire, je vais partir du principe que ces personnages parlent de ma famille, ou plus exactement de mes parents et de moi, et même des relations entre mes parents et moi. Je garde également à l’esprit que mon inconscient peut voir mes parents sous deux angles : d’une part le père et la mère, et d’autre part l’homme et la femme qui existent en dehors de mes parents, c’est-à-dire en dehors de leur fonction de parents.
Cette notion de fonction de parents est importante pour la déprojection.
Puisque mon inconscient ne voit en mes parents a priori que des étrangers, il faut bien comprendre que pour lui, c’est mon existence qui permet de donner à un homme et une femme le statut de parents. Plus encore, c’est mon existence qui crée une famille. C’est parce que mon inconscient accomplit ce travail colossal de systématiquement occulter le côté arbitraire que ces inconnus me donnent, que la personne que je suis va pouvoir considérer que mes parents sont plus qu’un homme et une femme comme les autres, mais bien mes parents, c’est à dire des individus ayant une valeur supérieure à la normale.
Pour mon inconscient, c’est bien la personne que je suis, et même lui plus exactement, qui donne la valeur de parents à des personnes que par ailleurs il pourrait très bien considérer comme des étrangers. Mon inconscient parfaitement bien que les personnes qui s’occupent de moi sont des étrangers. Il sait qu’il accorde une valeur particulière à ces personnes et parfaitement arbitraire, qu’il les rétribue en somme, en échange d’un service. Ce service, c’est justement que ces étrangers se comportent comme mes parents, c’est-à-dire comme des personnes qui prennent soin de moi. D’une certaine manière, il attend du salaire qu’il leur donne un service très particulier : que mes parents remplissent le rôle pour lequel je les emploie : le fait de prendre soin de moi, de se comporter en amis et non en rivaux, bref de m’élever.
Cela signifie que pour mon inconscient, c’est moi, l’employeur de ma mère. Tout simplement parce que si je ne l’employais pas en tant que tel, je ne lui donnerais aucune valeur, et elle redeviendrait une simple étrangère. C’est également moi qui permets à un homme et une femme de jouir des avantages, de la considération sociale qui est accordée au statut de parents, la crédibilité, le poids qu’elle confère.
Il y a un homme qui utilise les services d’une femme. Cet homme est officiellement un docteur, et cette femme est une assistante. Pour schématiser, je pourrais dire que la profession des deux est donc, très officiellement, de prendre soin des autres. On parle de l’homme comme d’un membre d’une famille, mais il est clair que cela n’implique pas une intimité partagée. Ils ont un rapport qui est purement professionnel.
Donc un homme et une femme sont dans une relation officielle, celle justement d’être mes parents. Ils prennent officiellement soin de moi, et ouvertement il semblerait que mon père assume toutes les obligations légales qu’impose son rôle, mais cela n’est qu’une façade. Bien des années après, il apparait que cet homme n’a pas rempli son rôle, et principalement vis-à-vis de la retraite de ma mère. Toutefois celle-ci ne lui en veut pas. Pourquoi ? Parce que cet homme qui est mon père a tout fait pour qu’un jeune homme soit lié à elle dans une relation de couple.
Je sais également que pour l’inconscient le temps n’existe pas. Il n’existe qu’un enchainement de faits, dont le résultat, quel qu’il soit, constitue justement la réalisation de cette volonté. C’est cette volonté qui constitue l’agression. Le résultat final, quel qu’il soit, est toujours le résultat qui a été voulu par l’autre.
Que voit donc mon inconscient dans cette histoire qui me met tellement en colère ?
Il y a un homme qui jouit d’un grand prestige moral, à qui tout le monde est reconnaissant, entre autre par l’attitude qu’il a eu avec ma mère. Il a disparu depuis longtemps, et bien des années après, j’apprends qu’à l’insu de tous, et de moi en particulier,
D’abord parce qu’il ne veut pas lui donner de valeur, c’est-à-dire qu’il ne veut pas la considérer, lui donner une valeur. Il considère d’une manière ou d’une autre que c’est trop,
Ensuite parce qu’il sait déjà qu’il va réussir à persuader un autre homme, plus jeune, à épouser cette femme, et qui s’occupera d’elle dans sa vieillesse. Plus exactement, il sait qu’il va donner à cette femme l’homme qu’elle désire, et qui devra s’occuper d’elle quand lui aura disparu. Donc il ne veut pas lui donner de valeur parce qu’il ne veut pas se priver pour elle, et lui reconnaitre une importance, et ensuite parce qu’il sait qu’il va lui donner, en échange, un homme qui fera ce travail à sa place.
Je vais donc partir du principe que le médecin qui emploie la jeune fille est l’homme qui est mon père, la jeune fille est la femme qui est ma mère, et je suis le jeune homme que mon père a donné à ma mère, pour qu’il s’occupe d’elle dans ses vieux jours. Mon père peut utiliser les services de votre mère sans la payer de retour, parce que son paiement à elle va être de m’avoir moi, et qu’il m’a donné à elle pour la payer des services qu’il lui doit, en quelques sortes.
Je colle cette interprétation à ma colère, je la vis comme vrai pendant quelques secondes, quelques minutes. Je repasse ma vie et je cherche à la lire à travers cette interprétation, je cherche à voir si des éléments m’apparaissent pour donner de la cohérence à cette interprétation. Je ne juge pas mon interprétation a priori, je lui donne simplement sa chance, je considère qu’elle pourrait être vraie, et je vais la vivre comme vraie pendant quelques instants.
Une fois ces quelques instants passés, je reviens sur ma colère vis-à-vis de ce docteur, et je cherche à voir ce qui en reste.
Ici, ma colère est entièrement tombée. Cela veut dire que je viens de réduire une différence d’information entre mon conscient et mon inconscient. Mon émotion m’était envoyée par mon inconscient pour m’informer d’une agression subie dans ma famille. Je lui ai proposé une interprétation. Mon émotion est entièrement tombée, cela veut dire que mon interprétation était la bonne. Mon inconscient a compris que mon conscient a compris quelque chose.
Était-elle totalement, complètement, parfaitement juste ? Peut-être pas. Mais elle comporte suffisamment d’éléments justes pour faire tomber mon émotion, et cela est déjà très suffisant.
Que faut-il faire de se savoir tout neuf ? Je serais tenté de l’oublier. Or justement il ne le faut pas. Puisque mes troubles proviennent d’une différence d’information, il est important que je garde ce savoir à mon esprit, que je fasse vivre ce savoir en moi.
Comment ? Bien sûr je ne vais pas haïr mes parents. Il ne s’agit pas non plus de ne plus les voir. Mais je ne peux pas non plus nier ce qui est vrai pour mon inconscient. Pour lui, ce qu’il a vécu est vrai, et non seulement vrai, mais également toujours présent.
Si la déprojection est bien faite, c’est-à-dire si l’interprétation est correcte, et menée à son terme, alors mon émotion originale est éliminée. C’est-à-dire que la personne, la chose ou l’évènement qui avait été à la source de l’émotion tombe complètement.
Donc si mon interprétation est complète, je devrais me sentir indifférente, non seulement vis-à-vis de la personne ou de la source directe de mon émotion, de sa source originale, mais également vis-à-vis de mes parents. C’est-à-dire qu’il faut considérer l’émotion en général comme un signal, comme le message que l’inconscient cherche à transmettre, et non pas comme quelque chose de vrai en soi. Surtout, il est important de garder à l’esprit que ma souffrance présente n’est pas une souffrance présente, justement, mais une souffrance du passée qui se réactualise.