Je suis responsable de communication dans un laboratoire de recherche. Je suis harcelée depuis des années par le directeur du laboratoire, mais ce n’est que la semaine dernière, lors d’une réunion du comité scientifique, dont je fais partie, que j’ai eu le courage de m’ouvrir publiquement à mes collègues de la situation que je vis, et d’annoncer que je ne souhaite pas continuer mon travail dans ces conditions.
Le dernier point de friction entre mon directeur et moi tenait au fait que j’ai constaté que, dans l’organigramme du laboratoire, mon poste avait été relégué à un rang très subalterne, au tout dernier rang en fait. Cela ne fait que confirmer ce que je peux constater par ailleurs, c’est-à-dire que mon directeur cherche systématiquement à minimiser le travail que je fais. Dans l’épisode de l’organigramme, sa décision a été prise de manière unilatérale, sans concerter qui que ce soit. De mon côté, je me bats pour que mon poste soit défini comme il l’a toujours été, et comme je considère qu’il doit l’être. Cela est particulièrement important pour moi depuis que j’ai décidé de partir de ce laboratoire : mes perspectives d’avenir en dépendent.
Globalement, je suis heureuse de la manière dont les choses évoluent : je cherche concrètement une possibilité de changer de laboratoire, et des pistes semblent s’ouvrir pour moi. Quand j’évoque mon départ prochain, la première réflexion qui me vient à l’esprit est que cela me fera un bien fou de parler de quelque chose que je comprends.
En effet, le laboratoire que je m’apprête à quitter s’occupe d’un domaine scientifique que je ne comprends absolument pas. Bien qu’étant chargée de communication, je n’ai jamais eu la possibilité d’exercer correctement mon métier, dans la mesure où je n’ai jamais pu lire de publication dans le domaine, ou être autonome dans ma recherche d’informations. Étant incapable de discerner ce qui est important, je n’ai jamais pu non plus discuter d’égale à égale avec les scientifiques dont je suis chargée de promouvoir le travail, et élaborer des projets de communication cohérents pour le laboratoire. Concrètement, j’ai toujours été dépendante des informations que les scientifiques du laboratoire voulaient bien me communiquer.
« Cela me fera un bien fou ». Un bien fou…ne serait-ce que sur le mot que j’emploie, il y a là quelque chose de très fort. J’ai pris un peu de recul sur ce que je viens de penser, et je constate que je suis en train de vivre quelque chose qui est de l’ordre d’une pensée émotive. Bien sûr, il ne s’agit pas à proprement parler d’une émotion, mais seulement d’une réflexion que je me fais. Mais cela fait un certain temps maintenant que je j’ai pu constater que toute ma pensée pourrait être analysée et déprojetée, c’est-à-dire que toute ma pensée est projection. Si je vais éprouver un bien fou à faire quelque chose dans le futur, c’est que nécessairement je suis en train de faire quelque chose qui me cause beaucoup de souffrance. Il doit donc y avoir là une émotion à déprojeter ici.
J’ai posé comme hypothèse que mon émotion parle de ma famille, et d’une agression dans ma famille. C’est-à-dire d’un rôle qui m’aurait été dévolu dans ma famille et auquel je ne pourrais échapper, ou auquel je devrais me conformer pour appartenir à cette famille. J’ai également posé comme hypothèse que la situation dans laquelle je suis, quelle qu’elle soit, et surtout si elle me fait souffrir, doit correspondre à un équilibre, à une situation optimale. Et puisqu’elle me fait souffrir, c’est qu’elle n’est pas optimale pour moi, que ce n’est donc pas moi qui la veut, mais qu’elle m’est imposée de l’extérieur.
Si dès qu’il y a émotion, il y a forcément message de mon inconscient, cela veut dire que mon inconscient est forcément en train de voir dans cette situation une réalité familiale. Puisque je ressens une émotion, je sais que mon inconscient est en train de voir mes parents dans cette situation. La question est de savoir où.
La situation que je vis aujourd’hui est donc exactement la situation dans laquelle je me suis trouvée dans ma famille. Il va me suffire de regarder et d’analyser la situation que je vis pour retrouver l’agression que j’ai vécue dans ma famille.
De quoi s’agit-il ici? J’exerce un métier de chargé de communication. Je suis donc chargée de communiquer. Or justement je souffre de n’avoir jamais pu communiquer de manière satisfaisante par ignorance. J’ai toujours dépendu de personnes plus « savantes » que moi.
Je viens de décrire ma souffrance. Je viens donc de décrire mon agression, c’est-à-dire la place qui m’a été dévolue dans ma famille.
Si j’ai été embauchée comme chargée de communication, alors que par ailleurs je ne connaissais rien au domaine sur lequel je dois communiquer, et que cette situation me fait souffrir, c’est que je la subis. Si je la subis, c’est que je ne l’ai pas choisie, et donc que d’autres, mieux informés que moi (mes parents), l’ont choisie pour moi. Encore une fois, la situation que je vis doit être optimale pour quelqu’un, et si elle ne l’est pas pour moi, c’est qu’elle doit l’être pour quelqu’un d’autre.
Je suis chargée de communication. C’est mon métier, et on m’a embauchée pour cela. Cela veut dire que dans ma famille mon rôle est d’être chargé de la communication, on m’emploie à cela. Qu’est-ce qu’un chargé de communication ? Quelqu’un dont le rôle est de donner une bonne image de l’institution pour laquelle elle travaille. Pour mon conscient, cette institution est le laboratoire. Mais pour mon inconscient, cette institution est ma famille. Je dis d’ailleurs souvent que pour moi, ce laboratoire est comme ma famille.
Or je ne peux pas communiquer concrètement sur ce laboratoire. Quelque chose m’en empêche. Pourquoi ? Parce que je ne sais pas ce qui a été fait de bien dans ce laboratoire. Dans la réalité, cela est dû à mon ignorance du domaine.
Mais si mon inconscient se vit comme omniscient et omnipotent, il sait tout et peut tout. Et comme par ailleurs il ramène tout à une situation familiale, il ne devrait pas être question d’ignorance. Si pour mon inconscient toutes les situations se résument à ma place, ou ma fonction vis-à-vis de mes parents, alors nécessairement l’inconscient sait tout ce qu’il a à savoir, et ce n’est pas une question d’ignorance qui lui pose problème.
Si je ne peux pas communiquer une bonne image de ma famille, ce n’est donc pas par ignorance, mais au contraire parce que je dois ne rien dire de ce qui a été fait de bien par mes parents. Qu’est-ce que mes parents ont fait qui pourrait être bien mais dont je ne dois pas parler ? Moi bien sûr, puisque je suis en train de parler de mes parents : je suis l’enfant de mes parents, ils m’ont fait, je suis quelqu’un de bien, et pourtant je ne dois rien dire sur moi.
Autre possibilité, qui ne s’oppose pas à la précédente : si je ne peux rien dire de ce qui a été fait de bien dans ma famille, c’est peut-être parce que rien n’a été fait de bien pour moi. On me demanderait de dire quelque chose que je suis sensée savoir, mais que je ne sais pas, tout simplement parce que je ne l’ai pas vécu. Bref, on est en train de me demander de répéter un discours que je ne peux pas vérifier par moi-même sur un traitement que j’ai subi. On m’a intégré dans quelque chose que je vis comme étant ma famille et qui l’est pour moi, on me demande de dire du bien d’eux, quoi qu’ils aient pu faire, même si je n’ai aucun moyen de comprendre le bien qu’ils ont fait et que je ne l’ai pas constaté par moi-même.
J’utilise ce raisonnement pour déprojeter ma pensée émotive de tout à l’heure, que « cela me fera un bien fou de parler enfin de quelque chose que je connais ». Concrètement, je coince cette émotion, je la garde présente en moi tout en la distanciant de ce qui la provoque aujourd’hui. Je la garde comme vraie en tant que telle, en la dépouillant de sa cause actuelle, et je vais me dire :
« Puisque mon inconscient est parfaitement informé, si je ne peux rien dire de bien sur ma famille, ce n’est pas parce que je ne sais pas quoi dire, ce n’est pas par ignorance, mais bien parce que je sais que rien de bien n’a été fait dans cette famille. »
Une fois que j’ai établi ce raisonnement, un cas concret me vient à l’esprit : la seule chose dont je peux parler de manière autonome, indépendante, c’est lorsqu’un chercheur du laboratoire a « pondu » (c’est le terme qui me vient) un article avec des collègues au sein de collaborations internationales, et que j’apprends que cet article a reçu un prix.
J’ai entamé un dialogue avec mon inconscient. J’ai considéré qu’une émotion n’était pas gratuite, mais qu’elle était une tentative de mon inconscient pour me dire quelque chose. J’ai analysé cette émotion, je l’ai déprojetée, et je constate que mon inconscient me renvoie une autre image, un souvenir, une émotion en retour.
Je vais partir du principe que j’ai donc touché juste, ne serait-ce que partiellement, et que mon inconscient est en train de communiquer avec moi (comme d’ailleurs il le fait toujours), et qu’il est de mon devoir de chercher à comprendre ce qu’il veut me dire.
Je reprends donc mon analyse. Mon inconscient vient de porter à mon attention un supplément d’information : la seule chose dont je peux parler de manière autonome, indépendante, c’est lorsqu’un chercheur du laboratoire a « pondu » un article avec des collègues au sein de collaborations internationales, et que j’apprends que cet article a reçu un prix. Je peux très bien imaginer la situation, d’ailleurs : ils ont pondu cet article, ils ne s’en sont plus occupé, jusqu’à ce qu’un jury le remarque et lui décerne un prix.
Puisque le laboratoire est ma famille, les chercheurs qui en font partie sont nécessairement mes parents. Cette interprétation vient d’être validée tout à l’heure par mon inconscient. Plus spécifiquement ici, il s’agit au minimum d’une personne que je connaitrais et d’une autre personne qui serait étrangère. Je vais donc partir du principe que dans le couple de mes parents, un des deux m’est complètement étrangère, tandis que je suis plus proche de l’autre.
Encore une fois, pour élaborer mon analyse, il ne s’agit pas de trouver des choses que je connais. Puisque l’émotion et le trouble psychologique naissent d’un différentiel d’information, la solution à mon trouble est nécessairement quelque chose que je ne connais pas, que je n’ai jamais pu observer, ou plus précisément que j’ai occulté. Il s’agira probablement de quelque chose que je vais avoir du mal à admettre, justement parce que je ne l’aurais jamais observé dans la réalité.
Le seul moyen de trouver quelque chose que j’ignore est de partir de la situation qui cause mon émotion aujourd’hui, et de l’analyser à la lettre : qui fait quoi, comment, quand ? Il faut que je colle très exactement à ce qui cause mon émotion, et que je parte du principe que ce que je vois est ce que mon inconscient a vu dans ma famille.
Ici, mon émotion me parle d’un article « pondu ». Dans le contexte de ma famille, cet « article », cet œuf pondu, le produit d’une collaboration, ne peut être que moi. L’œuf pondu fait référence à une poule. Il est donc possible que mon inconscient voit la femme qui m’a pondu comme une «poule pondeuse», et non comme une mère. C’est-à-dire que mon inconscient aurait vu que ma mère ne s’est pas comporté vis-à-vis de moi comme une mère, mais qu’elle a simplement pondu un œuf, puis ne s’en ai plus occupé. Peut-être également cela fait-il référence au fait que ma mère m’aurait caché du regard des autres. Il ne peut être question ici d’une mère qui m’aurait couvé, puisque mon émotion vient du fait que l’équipe de chercheur ne se serait plus occupé de cet article après l’avoir pondu. Toutes ces interprétations sont possibles, et je dois les garder à l’esprit comme possibles, puisque ce mot m’est venu spontanément.
Mon émotion me dit également que cette équipe de chercheurs a laissé trainer cet article, qui a vécu sa vie d’article tout seul, d’une certaine manière. Si je suis cet article, alors mon inconscient est en train de me dire que mes parents m’ont mis au monde, puis m’ont abandonnée à moi-même.
Mon émotion me parle également d’un jury, qui aurait décerné un prix. Ce jury, cet ensemble qui fait autorité, doit forcément représenter mes parents. Les mêmes personnes qui m’ont mise au monde, et m’ont ensuite abandonnée, ces personnes dont je sais qu’ils n’ont rien fait de bien dans la vie, ne sont pas en train de me distinguer. Si prix il y a, et qu’il n’y a pas distinction, c’est qu’il s’agit d’un prix à payer. Le jury est un tribunal, je suis coupable, je suis leur débitrice, et je dois payer le prix de la seule bonne action dont je puisse porter à leur crédit.
A ce stade, mon émotion est tombée tout naturellement, et je me sens neutre vis-à-vis de ma fonction. Quand je repense à ma situation actuelle, je me souviens tout d’un coup d’une conversation que j’ai eue récemment avec un collègue de mon laboratoire, à propos de mon départ prochain :
Il s’agit d’un scientifique du laboratoire. Je lui ai parlé de ma situation, mais au lieu de m’apporter son soutien, il me dit ne pas comprendre mon attitude. Selon lui, je ne devrais pas prendre la situation d’une manière aussi personnelle. Il ne comprend pas que j’aie absolument besoin de quitter le laboratoire rapidement. Il me conseille de ne rien dire. Le directeur partira bientôt, et un an, ce n’est pas si long.
Son attitude me met très en colère : je cherche à lui faire comprendre à toute force que ce n’est pas lui qui vit cela, qu’il n’a pas à subir la situation au quotidien. Je tente de lui expliquer que je suis fatiguée de cette guéguerre que le directeur et moi nous faisons. J’ai le sentiment que mon directeur essaye de me coincer sans arrêt. Cette image est très vive dans mon esprit.
Si cette image a de l’importance pour moi, c’est qu’elle est chargée émotionnellement, et qu’elle doit être analysée. Le terme qui m’est venu est de « coincer quelqu’un ». Coincer quelqu’un, c’est l’accoler à un mur, le mettre dans une situation dans laquelle il ne pourra plus bouger. Si mon directeur cherche à me coincer, c’est donc qu’il ne veut pas que je m’en aille, mais bien que je reste.
Cela correspond bien à ce que je viens d’interpréter à l’instant : on me dit qu’il y a un prix à payer, et que je dois maintenant m’en acquitter. Ce prix, dans ma famille, serait de rester dans un coin, de ne plus bouger. Mon directeur, c’est-à-dire mon père, où l’homme qui abuse de son autorité de père pour m’imposer sa volonté, veut donc m’enlever ma visibilité, me faire paraitre comme moins importante, m’empêcher d’évoluer vers un autre univers (laboratoire) pour que je reste, et en particulier pour que je reste sous sa domination. S’il m’a effectivement pondu, ce n’est pas pour me couver, mais pour m’écraser, pour me cacher aux yeux du monde, ne pas me laisser partir, et abuser ainsi de son autorité.
Mon collègue me dit que je prends les choses de manière trop personnelle, que je devrais ne pas prendre les choses si à cœur. Je suis tentée de le croire. Quelque chose en moi pense que j’en fais trop, que je pourrais parfaitement supporter la situation, mais que cela est devenu pour moi une question de principe.
En même temps, j’aurais un grand plaisir à lui dire que s’il me dit tout cela, c’est parce qu’en fait il sait parfaitement que lorsque je serais partie, il devra assumer une partie de mon travail, et qu’il n’en a aucune envie. Je sais également, ou je pense savoir, qu’hormis cette motivation, il se moquerait parfaitement de moi. En somme, je suis convaincue que s’il veut que je reste, c’est par pur égoïsme.
Il s’agit d’un collègue. Puisque le laboratoire représente ma famille, ce collègue est donc quelqu’un dans ma famille dont je me sens plus proche, qui est certes un scientifique, c’est à dire qui est dans une fonction « supérieure » à la mienne, mais dont je pourrais être l’égale. L’agression est provoquée par une personne, un homme, qui abuse de son autorité. J’ai déjà supposé que cette personne pourrait être mon père. Ce collège, à qui je parle de cette situation, et dont la réponse me choque, pourrait donc être ma mère.
Par ailleurs, il s’agit de quelqu’un qui agit par pur égoïsme dans cette histoire. Cette personne adopte un point de vue sur ma situation qui l’arrange, elle.
Que me dit mon émotion ? Que mon inconscient est en train d’entendre une personne, qui ne participe pas directement au conflit en question, mais qui trouve son intérêt à calmer le jeu de mon côté.
Si mon inconscient se vit comme omniscient et omnipotent, que pour lui tous les inconscients sont égaux, et que la situation fait référence à une situation dans ma famille, alors ma mère, ou son inconscient, ne peut pas ignorer la situation. Elle doit forcément savoir qu’elle est la place que j’occupe, et la fonction que j’ai auprès de mon père, ne serait-ce que parce qu’elle a contribué à me donner cette position. Tout ce que j’entends de mon collègue est donc entendu par mon inconscient comme émanant de ma mère.
Autrement dit, même si ma mère n’était pas au courant de la situation avant, maintenant que je lui en ai parlé, que je me suis ouverte à elle, elle est forcément au courant de ce qui m’arrive. Que me répond-elle ? Ma mère, ou la personne qui dit être ma mère, mais qui en fait m’a « pondu », puisque c’est ce que mon inconscient voit d’elle, est en train de dire que la situation que je vis en ce moment avec mon directeur (père) est normale, alors que visiblement elle ne l’est pas.
Elle me dit également que je ne devrais pas prendre cette situation trop personnellement. Qu’est-ce à dire ? Que je ne suis pas une personne? Que je dois accepter d’être considérée comme un objet ? Dans ce cas, cette personne est en train de me dire que je ne suis pas traitée comme une personne, mais comme un objet. Mais puisque c’est ma mère, elle devrait bien savoir que je ne suis pas un objet, mais une personne. Elle est donc en train de nier ma qualité de personne à part entière.
Ou bien que je ne dois pas prendre la situation comme visant ma propre personne, mais une autre personne ? Et si la personne pour laquelle je vis cette situation n’est pas mon père, puisqu’il en profite, alors la personne pour qui je vis cette situation est ma mère, c’est-à-dire la personne qui est en train de me conseiller, par pur égoïsme, de ne rien dire et d’attendre.
Pour continuer mon analyse, je vais continuer à coller aux faits, et chercher à analyser ce qu’ils disent de ma situation :
Qu’ai-je répondu à mon collègue quand il m’a dit cela ? Qu’il ne se rend pas compte de ce que moi je vis quotidiennement. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que lui n’a pas à subir cela. Qu’est-ce qui nous distingue ? Le fait que lui soit supérieur à moi, ou décrété supérieur à moi, d’une part. Ensuite, c’est un homme, et je suis une femme. Ce qui nous distingue est donc nécessairement quelque chose qui touche au sexe, et donc à la sexualité. Mais puisque c’est ma mère, et que c’est également la femme de mon père, elle devrait bien se rendre compte ce que je vis, je le vis à sa place.
Il y a également le fait que cette personne, ce collègue est un homme. Si mon interprétation est correcte, et que mon inconscient est en train de voir ma mère dans cet homme, alors mon inconscient est en train de voir quelqu’un qui devrait être une femme mais qui n’a aucun problème à afficher qu’il n’est pas a priori une femme. C’est-à-dire que cette personne est en train de me donner à voir que nous n’avons pas le même sexe, et donc pas la même sexualité. Si ma mère peut me montrer cela, elle ne peut pas ignorer que je vois bien qu’elle a abandonné son rôle de compagne. Si elle l’a abandonné, elle ne peut pas ignorer que mon père, qui a priori n’a pas abandonné sa sexualité est en train de la satisfaire avec quelqu’un d’autre.
C’est-à-dire que cette personne qui prétendait ne pas être au courant tout à l’heure de ma situation, à qui j’ai dit clairement ce que je vivais, qui ne le vis pas elle-même, alors que c’est l’épouse et la compagne de mon père, cette femme devrait bien savoir que je suis en train de prendre sa place au quotidien, et elle ne peut pas l’ignorer, puisque cet homme ne la harcèle plus elle.
Que me dit cette situation ? Je vis une situation de harcèlement par un homme qui abuse de son autorité de père. Je me plains de la situation auprès de ma mère. Celle-ci ne peut pas ignorer ce que je vis. Elle le sait très bien, ne serait-ce que parce que je lui en parle, et que c’est une femme comme moi.
J’ai cherché de l’aide et de la compassion de la part de ma mère, je la mets au courant, et elle me réplique que j’exagère, que la situation est normale mais que c’est moi qui me fait des idées, que je ne devrais rien dire et laisser le temps passer. Et elle est en train de me demander de ne pas prendre les choses personnellement. Elle me demande d’attendre en me disant que la situation va forcément finir quand cet homme partira à la retraite (disparaitra), ce qui devrait se passer dans relativement peu de temps.
Tout ceci est vrai, dans la réalité. Mon collègue a raison, bien sûr. Mais puisque pour mon inconscient tout est une question de fonction, de place dans la famille, et que cette situation durera toute ma vie, nous savons toutes les deux que cette situation ne peut pas être temporaire, puisque c’est la fonction que mes parents m’ont donné, que c’est le prix qu’ils me demandent de payer comme récompense d’avoir été mise au monde.
Quand je déprojette mon émotion face à la réaction de mon collègue avec cette interprétation, la réaction de mon collègue me devient parfaitement indifférente.
Autrement dit, si je pouvais douter de mon interprétation auparavant, si jusqu’à maintenant cette interprétation n’était qu’hypothèse, le fait de ne plus ressentir d’émotion maintenant confirme rétrospectivement mon interprétation. Le différentiel d’information a été comblé, et l’émotion vient de disparaitre. Par ailleurs, un souvenir me revient :
Mes parents devaient partir en vacances, et devait prendre l’avion de l’aéroport qui se situe à quelques kilomètres de chez moi. A cette occasion, mon père, qui a dû m’appeler deux fois dans sa vie, m’a passé un coup de fil pour me demander s’ils pouvaient déposer la voiture chez moi et que je les conduise à l’aéroport. J’avais naturellement accepté.
Le jour dit, ils étaient arrivés 30 minutes avant le départ, avaient garé la voiture. Mon père n’était même pas rentré dans mon appartement qu’il ne connaissait pas, et avait insisté pour partir immédiatement pour l’aéroport.
A leur retour, j’avais prétexté avoir une réunion professionnelle, et leur avait suggéré qu’ils prennent un taxi pour venir chercher la voiture.
Si ce souvenir émerge au moment où je viens de déprojeter la situation avec mon collègue, c’est qu’il a forcément quelque chose à voir avec ce que je viens de dire à l’instant. Qu’ai-je dit ? Je viens de dire qu’il y a un homme qui ne pense qu’à son propre plaisir. Que me dit ce souvenir ? Que mes parents n’acceptent de me voir ou de me parler, c’est-à-dire de me reconnaître, que si je leur suis utile. Utile à quoi ? A prendre des vacances, à disparaitre eux, à se faire plaisir.
Toute l’interprétation que j’ai faite auparavant est extrêmement lourde, je le reconnais bien volontiers. Cela correspond à mon hypothèse initiale : que plus le trouble psychologique est important, plus le différentiel d’information est large.
Quelle est la réalité de cette interprétation ? Comment mon inconscient peut-il voir des choses pareilles alors que concrètement rien de tel ne m’est arrivé dans mon enfance ? Je sais parfaitement que mes parents ne m’ont jamais touché. Je sais que rien de ce que mon interprétation n’a pu être observée par moi de manière consciente. Jamais je ne pourrais accuser mes parents de quoi que ce soit.
Mais en même temps, j’ai déjà mentionné que notre inconscient rapporte tout, toujours, à nos parents. C’est-à-dire que si, demain, je devais croiser un inconnu et que cet inconnu m’agresse sexuellement, mon inconscient rapporterait cette action à celle d’un inconnu « originel », comme une action d’un étranger qui est également mon père. En somme, nos troubles psychologiques sont le résultat d’une accumulation de faits dont notre inconscient cherche à composer en un tout cohérent.
Faut-il pour autant penser que mon inconscient se leurre ? Faut-il toujours interpréter les interprétations de mon inconscient comme une construction, et cherche à démêler ce qui est « vrai » de ce qui est « faux » ? Je ne le pense pas. Je crois que, dans un premier temps, il faut aller vers l’interprétation de notre inconscient. Il a vécu quelque chose. Pour lui, cette agression est vraie. Il a besoin de dire l’agression qu’il a vécue, et il a besoin que nous l’entendions. Ne pas le croire, replacer en permanence ce que nous dit notre inconscient en perspective, en faisant toujours la part des choses sur ce qui est vrai pour mon conscient et mon inconscient, ne mènera à rien. Pourquoi ?
Je crois qu’il faut penser à l’inconscient comme la victime, le plaignant, devant un tribunal, et le conscient comme son avocat :
L’inconscient a vécu quelque chose, une agression. Tout ce qu’il dit est vrai pour lui. Il le sait, parce qu’il l’a vécu. Son rôle, en tant que victime, est de dire ce qui lui est arrivé. Il a besoin, il doit être entendu. Qu’est-ce que la victime attend de son avocat ? Qu’il épouse sa cause. Qu’il croit en l’histoire qu’il raconte. Le rôle de l’avocat n’est pas de soutenir le point de vue de la partie adverse. La victime n’a que faire des excuses des autres, de leurs circonstances difficiles, des particularités qui les ont menées à faire ce qu’ils ont fait.
Comme la victime, l’inconscient a besoin d’être entendu. Pendant des années il a vécu seul sa souffrance. D’une manière ou d’une autre, si vous commencez une analyse, c’est qu’il est devenu particulièrement urgent pour votre inconscient de se faire entendre. Si pour une fois vous ne le faites pas, votre inconscient va trouver les moyens de se faire entendre.
Il faut donc commencer par dire explicitement ce que l’inconscient a vu et vécu comme vrai, et ne pas chercher à nuancer son propos. S’il dit quelque chose, il faut chercher à le croire. Les troubles psychologiques ne sont pas dus à ce que l’inconscient a vécu, mais bien au fait qu’il n’ait jamais pu exprimer ce qu’il voyait, et qu’il n’a jamais été compris ni cru.
Est-ce que tout cela nous fera basculer dans l’irrationalité? Non. Pourquoi? Parce que notre cerveau est composé d’un conscient et d’un inconscient. Entendre l’inconscient ne supprime pas le conscient, cela ne supprime pas le temps et l’espace. Entre notre inconscient ne fera que vider le trop-plein de différentiel d’information. C’est le différentiel d’information qui, lorsqu’il devient trop large, obstrue tout le paysage, et empêche au conscient de s’exprimer.