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Le magasin de bijoux

Je vais tous les matins prendre un café dans un salon de thé. Aujourd’hui, je suis arrivée avant l’ouverture, et pour patienter, j’ai regardé les vitrines des boutiques alentours. Je me suis arrêtée en particulier devant une boutique de bijoux, chose que je ne fais jamais d’habitude. Il est vrai que je ne porte jamais aucun bijou.

Dans la vitrine, une grande photographie montre une jeune femme blonde, en jupe jaune et chemisier de soie bleu foncé. Elle a les cheveux coupés au carré, légèrement ondulés, mis en plis mais mis en forme très naturellement. Elle porte une multitude de bijoux : de larges boucles d’oreilles, de nombreux colliers en sautoir, de larges bracelets et deux bagues à une main.

Sur une autre affiche, de taille plus petite, à droite, une femme à cheveux longs et blonds, légèrement torsadés, porte un fichu noué à la mode « pirate ». Elle porte un maquillage plus sophistiqué, et regarde le spectateur « par en dessous », avec un léger sourire.

Je reste quelques instants devant ces images. Immédiatement, je suis frappée par le fait que je ne pourrais jamais être comme ces deux filles. Je ne pourrais jamais être aussi soignée, je ne pourrais jamais me présenter de la manière dont elles se présentent. En particulier, je ne porterai jamais un fichu sur la tête « à la pirate », comme le mannequin de la seconde affiche. Je trouverais cela parfaitement ridicule.

Tiens, c’est curieux. Je ne porterai jamais un fichu comme cela. Je ne pourrais jamais être une femme comme celle-là.

Pourtant je suis une femme, et je suis maitresse de mon apparence. Même si je dois avoir l’air ridicule, pourquoi ne pourrais-je jamais porter un fichu comme cela ? Il y a là une sorte de déclaration de principe, qui ressemble beaucoup à un biais, et qui en est un, de fait. Je devrais pouvoir envisager de porter ce fichu de cette manière. Cela devrait constituer une possibilité dans l’éventail de mes choix, et cela devrait me paraitre au moins possible, envisageable. Et pourtant ce ne l’est pas, cela me semble complètement ridicule et parfaitement saugrenu.

Je vais donc partir du principe que porter un fichu sur la tête est chargé émotionnellement pour moi, c’est-à-dire que mon inconscient y voit quelque chose d’impossible dans ma famille. Il doit y avoir quelque chose en elles qui doit m’être inaccessible, interdit.

Encore une fois, c’est un simple détail. Je pourrais passer à côté de ce sentiment, et le considérer comme normal. Après tout, les gouts et les couleurs ne se discutent pas. Mais ici la question n’est pas d’aimer ou de ne pas aimer un style. Il s’agit plutôt de ma capacité à être ou ne pas être quelqu’un, ou ma capacité à maîtriser mon apparence.

Je pourrais me dire que cette femme, qui est un modèle, représente ma mère pour mon inconscient, c’est à dire un modèle féminin. Ma mère ne ressemble évidemment pas à ce mannequin, mais mon inconscient pourrait reconnaitre dans certaines caractéristiques de cette image un discours inconscient de ma mère sur ce qu’elle est, et donc sur ce que je suis ou ne suis pas, ou que je ne dois pas être, éventuellement parce qu’elle, ou a fonction dans ma famille, me l’interdit.

Mais je remarque deux choses : d’abord, je n’ai pas senti d’agression directe, mais juste une impossibilité de ma part à être ce que cette femme est. Je crois que si mon inconscient avait vu quelque chose que ma mère m’a pris, une agression de sa part, j’aurais ressenti une colère, ou en tout cas un sentiment plus vif que celui que j’éprouve en l’occurrence.

Si mon ressenti ne correspond pas à une agression, mais plutôt à un sentiment d’impossibilité, peut-être est-ce parce que mon inconscient est en train de reconnaitre quelque chose dans ces images qui sont des caractéristiques masculines dans mon esprit. Autrement dit, peut-être que derrière ces images de femme parfaite, ce cachent un ensemble d’adjectifs qualificatifs associés pour moi au modèle que représente mon père. Mon inconscient serait donc en train de reconnaître dans ces images le discours inconscient tenu par mon père, ou de l’homme qui se trouve être mon père, sur le rôle qu’il veut tenir dans notre famille, et sur le rôle que, du coup, je dois tenir dans ma famille.

Si je reprends ce que je vois, et que je le réduis à des adjectifs qualificatifs, que suis-je exactement en train de voir ? Ces deux mannequins, ces deux modèles, pourraient en fait me parler d’une seule et même personne. Et puisque j’ai supposé que ce modèle n’est pas ma mère, je vais supposer qu’il s’agit de mon père.

Je vois donc une personne pour qui l’apparence, sa propre apparence, est très importante, puisque c’est un « modèle ». Il tire toute sa valeur de ce qu’il donne à voir.C’est parce que son image est notoirement parfaite qu’il peut être un modèle.

Manifestement, cette personne ne vit pas dans le même monde que moi. Cette impression est accentuée par le fait qu’elle regarde ailleurs, autrement dit elle ne me regarde pas. Plus exactement, elle regarde ostensiblement ailleurs. Si je devais creuser un peu plus, je dirais qu’il s’agit d’une personne qui doit absolument vouloir que je la regarde, puisqu’elle vit du fait d’être regardée, mais qu’en même temps elle est en train de prétendre que je suis le cadet de ses soucis, ce qui est forcément faux, puisqu’elle vit du fait que je la regarde.

Ce modèle, c’est évidemment mon père, qui s’affiche manifestement comme un modèle. Mais c’est un modèle qui est en train de prétendre qu’il ne se soucie pas du fait qu’on le regarde. Il ne rend pas ce regard.

Ce modèle porte des vêtements élégants, colorés. Ce sont des vêtements élégants. Ils ne sont pas communs, ils ont de la valeur. Il y a donc un modèle qui exhibe sa valeur, tout en sachant bien que cette valeur n’est pas commune – qu’elle ne peut donc pas être partagée. Or cette personne est un modèle, donc une personne qui devrait partager sa valeur. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il ne le veut pas. Il prétend qu’il regarde ailleurs, qu’il est occupé ailleurs, mais il ne l’est pas réellement, c’est une pose qu’il se donne, pour éviter justement d’avoir à partager sa valeur.

Ce modèle cherche manifestement à séduire. Mon père affiche donc qu’il veut, qu’il sait séduire. Il a tout fait pour cela : il est couvert – paré – d’attributs, c’est-à-dire de qualités. Ces qualités ne lui sont pas propres. Il y a quelque chose d’excessif à cette exhibition.

Si cette exhibition me semble excessive, c’est que pour mon inconscient la notion de norme, de normalité doit préexister à toute chose. Et de fait, puisque mon inconscient est un agent rationnel, ne devraient exister pour lui que des individus égaux, à un terme d’erreur près.

En somme, puisque l’inconscient se vit comme omniscient et omnipotent, une supériorité chez une autre personne, un autre agent, ne peut être que ponctuelle. Siau contraire cette autre personnese présente comme très manifestement et systématiquement au-dessus de la moyenne, alors cette caractéristique intrinsèque de l’autre n’est plus un hasard, mais une constante, un biais, et ce biais, s’il joue en a défaveur, constitue pour mon inconscient une agression.

Une autre approche serait de dire que, pour l’inconscient, la valeur disponible n’est jamais qu’une valeur finie. C’est-à-dire que si un autre individu a plus de valeur que les autres, alors que tous les inconscients devraient être égaux, c’est que la valeur supplémentaire que l’autre a été prise à quelqu’un d’autre.

La notion d’anormalité fait référence à une situation dans laquelle un agent serait systématiquement en dehors d’une norme, d’une moyenne donnée. Dans un monde rationnel, cela est parfaitement concevable, ponctuellement. Il est effectivement possible de faire plus ou moins bien, autour d’une moyenne donnée. Il s’agit là d’un bruit, et les bruits ne sont par essence pas systématiques.
Par contre, si une personne fait systématiquement, à travers le temps, mieux ou moins bien qu’une autre personne, cela n’est plus un bruit, cela devient un biais. Et un biais qui joue ystém

Si nos inconscients se vivent comme tous égaux, alors une personne qui serait systématiquement au-dessus de nous, qui nous serait systématiquement supérieure, ne pourrait l’être que parce que

Puisque mon inconscient est un agent économique rationnel, la notion d’ « anormalité » ne devrait pas exister pour lui. Dans le sens où il ne devrait pas exister de personne qui serait au-dessus de la norme. C’est-à-dire qu’il doit se sentir comme je garde à l’esprit que pour l’inconscient nous devrions tous être égaux, alors ce modèle est en train d’exhiber des attributs, des qualités, une valeur qu’il m’a prise à moi, forcément.

Si ce modèle est en réalité un homme, et que c’est mon père, alors il est en train de me dire qu’il n’a pas le sexe qu’il veut, ou qu’il prend un sexe qui ne lui appartient pas, le mien, forcément. Il peut y avoir deux interprétations à cela, qui ne s’excluent pas mutuellement : d’abord, un homme est insatisfait sexuellement, et me le signifie, en me disant qu’il veut le sexe d’une femme, avoir du sexe avec une femme, et plus précisément une femme manifestement célibataire : moi.

Autre signification possible : mon père est en train de dire qu’il est à la fois un homme et une femme, qu’il est paré de toutes les qualités, qu’il est le meilleur en tout, puisqu’il peut être à la fois un homme, un père, une femme, une fille,etc.

J’utilise cette analyse pour déprojeter le sentiment que je ne serais jamais une femme comme ce mannequin, me présenter comme elle. Je ne ressentais pas d’émotion a priori, mais je fais coller à chaque élément de l’image les interprétations que je leur ai trouvé. Les bijoux sont les qualités innombrables et excessives, donc prises à moi, les vêtements de prix sont la valeur qui m’a été prise. D’autres détails que j’avais remarqué peuvent avoir leur propre signification : le maquillage soigné représente le soin que nous lui accordons et qu’il ne nous rend pas, puisqu’il regarde ailleurs, le maquillage en lui-même est un effort pour masquer une réalité autre : il montre que quelque chose est caché, maquillé.

Après avoir déprojeté cette image, celle-ci me semble tout d’un coup perdre de l’épaisseur. Je suis plus sensible aux détails de l’image, à la transition des couleurs, à la construction, la fabrication technique de l’image. Tout se passe comme si une dimension onirique avait disparu de cette publicité.

Je regarde ensuite l’autre image : le modèle qui porte un fichu sur la tête, « façon pirate ». Si je considère que mon inconscient voit dans ce modèle mon père, puisqu’il s’agit d’un modèle auquel je ne pourrais jamais ressembler, alors quelles sont les significations des caractéristiques que je vois ?

Il y a un modèle qui porte quelque chose sur la tête. Il signifie donc que sa tête est importante, la tête, c’est le chef, et ce qu’il porte, c’est une sorte de couvre-chef. Il est en train de manifester que c’est un chef parce qu’il s’en donne les attributs. Mais d’un autre côté, e ne sont pas des attributs de chef « légitime ». Il est fait référence à un pirate, c’est-à-dire une personne qui usurpe à d’autres ce qu’elles ont, par la force et la terreur.

Il y a donc un chef, une autorité, qui n’a pas peur de se montrer comme il est en réalité, c’est-à-dire comme quelqu’un qui usurpe toute la valeur qu’il a. Il n’avait pas de valeur. Il l’a volé à quelqu’un d’autre, plus faible, moins rapide que lui, en menaçant ou en tuant les autres, ceux qu’il dépouille de tout.

Ce modèle est donc en train de montrer qu’il fait quelque chose de mal, à mes dépends, et cela ne lui pose pas de problème. Pourquoi ? Parce qu’il m’a déjà dépouillé de tout. Il me regarde « par en dessous », avec un sourire : il me dit qu’il sait que je sais, mais il sait bien que je ne pourrais rien faire.

Je déprojette cette seconde image en utilisant cette analyse. Les deux images me semblent maintenant complètement indifférentes.