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Le prince

Je viens de voir Le Guépard, de Luchino Visconti, et une fois le film fini, je me sens soudain particulièrement mal. Alors qu’est-ce qui me pose problème ici ?

Tout d’abord, le film est magnifique. La musique, les images, l’histoire, les personnages, en font un chef-d’œuvre du cinéma, et finalement une œuvre d’art, qu’on ne peut qu’admirer. Il m’est donc proposé de contempler ce qui finalement est une très grande œuvre. Mais derrière ces images magnifiques, qui font qu’on ne peut qu’aimer ce film, les personnages qui nous sont présentés, de par leurs attitudes et leurs choix, dépeignent une réalité finalement assez sordide.

Le héros principal du film, « le Guépard », est don Fabrizio Corbera, prince de Salina, un noble sicilien. Ce descendant d’une illustre lignée de la noblesse sicilienne est un personnage hors du commun, aimé et respecté, voire même craint de son entourage, y compris de sa famille. Il a plusieurs enfants qu’il juge somme toute assez falots, et une femme qu’il a cessé d’aimer depuis longtemps. Ce chef de famille autoritaire se reconnait néanmoins dans son neveu, Tancrède Falconeri, le fils de son frère décédé, qu’il aime comme son fils, et aux intérêts duquel il veille.

En fait, ce père aimé et admiré de sa famille et de ses enfants, ne leur rend ni amour, ni respect. Mis au courant de l’amour de sa fille Concetta pour Tancrède, il la traite d’idiote, juge cet amour déplacé et inopportun pour les intérêts de son neveu, et refuse d’accéder aux souhaits de la jeune femme, sa propre fille. Par ailleurs il méprise sa femme qu’il juge trop prude et dévote, et fréquente en secret une prostituée. Il sacrifie les intérêts de sa propre lignée, de sa famille, pour favoriser l’ascension sociale de son neveu, un homme qui n’est justement pas son fils, mais qu’il appelle a de nombreuses reprises « mon enfant ».

Le film se déroule à une époque charnière de l’unité italienne. Les troupes garibaldiennes viennent d’envahir la Sicile pour en chasser la dynastie des Bourbons. Tancrède profite de l’occasion pour rejoindre les troupes rebelles et fait preuve de courage dans les combats. Quelques temps plus tard, la famille vient passer quelques temps dans sa résidence d’été de Donnafugata. C’est dans ce village que la famille participe au vote qui doit introniser le nouvel ordre social. Peu de temps après, à l’occasion d’une invitation au palais, le nouveau maire du village, Don Calogero Sedara, un roturier enrichi et très engagé politiquement, présente sa fille Angelica à la famille, et Tancrède en tombe follement amoureux.

Lorsque le prince demande la main de la fille de Don Calogero Sedara, Angelica, à son père, il reconnait ouvertement qu’un personnage tel que Tancrède ne peut émerger dans une famille qu’au prix d’une demi-douzaine de ruines. Ceci est mon souvenir. Concrètement, le prince souligne que le jeune homme n’a aucune fortune. En fait, la réplique exacte du film en français est:

« Mais Don Calogero, le résultat de tous ces désastres, de ces terres, de ces cœurs brulés, c’est Tancrède ! Il y a certaines choses que savent les hommes comme nous: c’est sans doute impossible d’obtenir la distinction, la finesse, la fascination d’un Tancrède, sans que ses ancêtres aient jeté au vent une demi-douzaine de fortunes. » Et à cela, Don Calogero réplique: « Mais Excellence, je sais tout cela, et encore bien plus. Mais l’amour! Excellence, l’amour! c’est tout. »

D’une manière générale, le film présente trois personnages qui, par leur charisme, leur beauté et leur prestige, éclipsent leur entourage : deux hommes, le prince de Salina et son neveu Tancrède, et une femme à la beauté hors du commun, Angelica. Tous les autres personnages ne servent que de faire-valoir à ces trois personnages.

Angelica est essentiellement remarquable par sa grande beauté. Elle ne peut ignorer qu’elle éclipse toutes les autres femmes, et n’éprouve aucune pitié vis-à-vis d’elles. Dans ses relations avec la gent masculine, Angelica a tout: un père aimant qui met à son service son industrie, sa position, ses relations et sa fortune; l’admiration et la bienveillance du prince; l’amour de Tancrède, et l’admiration et/ou l’amour de tous les hommes.

Mais à tout bien y réfléchir, les deux hommes ne forment finalement qu’un seul et même personnage. A bien des égards, Tancrède ne me semble guère qu’un prolongement de la figure du prince de Salina: il agit en grand seigneur, en prince, et se comporte comme le seul digne héritier de son oncle. Du point de vue de l’analyse, il ne fait que représenter le caractère immortel, intemporel de la figure du prince de Salina dans le film. C’est Salina jeune, c’est ce que Salina aurait fait, s’il avait été jeune lui-même, à la même époque. Le fait que Salina donne à Tancrède ou favorise son neveu plutôt que son propre fils est donc révélateur : Salina, en favorisa Tancrède, ne favorise pas un neveu, mais bien sa propre figure, son propre personnage.

Dans la scène du bal, Le prince valse avec Angelica devant les invités admiratifs. Le fils du prince est fier de son père, tandis que sa fille Concetta, est montrée amère et déçue du spectacle qu’on lui impose. Elle cherche à le présenter comme un ennui face à ce genre d’occasions sociales, mais il est bien évident qu’elle envie le sort d’Angelina, ne serait-ce que pour ses fiançailles.

A la fin de la valse, Tancrède, lui-même jaloux du charisme de son oncle, reconnait la supériorité éclatante de son oncle dans le domaine de la danse. Si Tancrède lui-même avoue son infériorité, on comprend bien que les enfants n’auront aucune chance de jamais égaler le prince.

Du point de vue de l’analyse, et surtout de ma projection, le film ne parle finalement que d’un seul homme et d’une seule femme qui s’arrangent pour laisser dans l’ombre et délaisser quiconque. L’homme, qui a toutes les supériorités et tous les pouvoirs sur sa propre famille, manœuvre pour maintenir sa position à travers le temps et les changements. Il le fait à son propre avantage, puisque Tancrède n’est que son prolongement fantasmé, mais il ne peut ignorer que cela se fera, en fin de compte, au détriment de sa propre famille.