
Récemment, j’ai eu l’occasion de voir un tableau que je n’aime pas du tout. Les circonstances particulières dans lesquelles j’ai eu l’occasion de voir ce tableau me font penser que je suis dans une projection. Par définition, on pourrait dire que tout sentiment de déplaisir, de dégoût violent est le résultat d’une projection, et pourrait être de fait déprojeté. Puisque ce tableau me pose problème, je vais partir du principe que je suis dans une projection. Je vais donc creuser la nature exacte de mon sentiment, son origine.
Ici, ma première impression est qu’il y a un air de triomphe sur le visage de la première femme que je ne peux pas supporter. Voilà l’impression qui fait que je ne peux pas supporter cette image. En creusant un peu plus, je réalise que je n’aime pas les oppositions qui saturent le tableau. De quelles oppositions s’agit-il ? Afin de mieux comprendre mon sentiment, je vais chercher à voir ce que ce tableau me montre, et qui visiblement constitue une agression pour moi.
Ce tableau montre deux femmes qui marchent l’une derrière l’autre. La première marche tête nue. Elle n’est pas chargée. Elle a quitté son chapeau et le porte ostensiblement à la main, tandis que sa voilette semble flotter sur ses épaules, en une sorte de traine. On peut voir son visage, même si une partie de celui-ci reste dans l’ombre. La seconde, au contraire, semble lourdement chargée : elle porte encore son chapeau, et maintient sa voilette avec son bras. Cette voilette lui cache le visage. Elle porte une ombrelle ouverte, mais qui, portée à l’horizontale, ne la protège plus du soleil, et semble au contraire prendre le vent et compliquer sa marche. Elle porte en outre un pardessus blanc replié sur le bras.
D’un point de vue chromatique, tandis que le vêtement de la première femme apparait d’un blanc immaculé à la lumière du soleil, le vêtement de la seconde femme , bien que blanc lui aussi, et apparemment identique à celui de la première, est en fait beaucoup moins lumineux. L’ombre de l’ombrelle, du bras, du chapeau, tachent le vêtement de bleu. La voilette, qui devrait être blanche, semble en fait vert d’eau à l’ombre du chapeau, et rappelle les nuances de la mer en arrière plan. Il est à noter que la voilette de la première, qu’elle a posé sur ses épaules, volette comme une traine derrière elle. Par un jeu de dégradés, le peintre l’a fait se fondre dans l’eau de la mer derrière elle, dans un ton bleu pâle qui rappelle justement l’ombre qui joue sur la seconde. Mon impression est que la seconde se noie : sa tête est baignée dans une nuance vert d’eau qui rappelle la mer derrière elle. Elle a la tête sous l’eau. D’ailleurs elle est gonflée comme si elle était pleine d’eau, à la manière d’une noyée. Je note également que les deux femmes portent des chaussures de couleurs différentes.
J’ai détaillé mon impression, et j’ai également cherché à formuler ce que le tableau représente. Quelque chose dans cette représentation doit parler à mon inconscient, pour que cette image crée en moi un tel dégoût. Je vais maintenant traduire chacun des points que j’ai remarqué dans ce tableau en partant du principe que tout ce que j’ai remarqué, justement parce que je l’ai remarqué, me pose problème. Qu’il parle non pas de la réalité, mais de la projection de mon inconscient. Chacun des éléments que j’ai mentionné doit forcément correspondre à un élément qui a du sens pour l’inconscient, même s’il s’agit d’un glissement de sens, d’une interprétation symbolique.
J’ai noté les oppositions qui saturent ce tableau, et j’ai mentionné que je trouve que la première femme a un air de triomphe qui me déplait. Je vais supposer que cette femme est ma mère, ou plus exactement la femme qu’est ma mère. Si elle triomphe, c’est qu’elle triomphe de quelqu’un, et probablement de la seconde, c’est-à-dire, sans doute, de moi.
La différence entre les deux commence avec le chapeau. Ce qui distingue les deux, ce qui fait que je peux voir l’air de triomphe de ma mère, c’est bien qu’ « elle ne porte pas le chapeau ». Il doit y avoir là un glissement de sens, et le plus évident est que quelqu’un qui porte le chapeau est quelqu’un qui est désigné comme responsable pour, à la place d’un autre qui devrait en fait être responsable. Ma mère triomphe donc parce qu’elle ne porte pas le chapeau, tandis que moi, au contraire, je le porte. Et si elle a un air de triomphe, c’est bien parce qu’elle me force à porter le chapeau, que je n’ai pas le choix.
Du coup, tous les gestes, la situation, de la seconde femme doivent être interprétés comme des actes qu’on m’a imposé dans ma famille, qu’on m’a obligé a faire. Je porte donc le chapeau pour quelqu’un d’autre. Si je suis lourdement chargée, anormalement chargée, alors que ma mère au contraire ne porte quasiment rien, c’est probablement parce qu’on me fait porter des choses que je ne devrais pas porter, qui m’encombrent, et qui ne m’appartiennent pas.
Il y a quelque chose dans le geste de la seconde avec sa voilette : elle doit la maintenir devant ses yeux. C’’est à dire que non seulement elle doit porter un chapeau, mais en plus elle doit porter un voile devant ses yeux. Ce voile, qui semble ne pas être transparent, semble l’aveugler plus qu’autre chose. Peut-être est-ce à cause de cela qu’elle doit marcher derrière la première, qui semble guider ses pas. Elle semble marcher comme une aveugle. Le chapeau, le voile, le geste pour maintenir le voile devant ses yeux, tout semble maintenir la seconde dans l’ombre.
Tandis que la silhouette de la première se détache nettement, la seconde semble encombrée, noyée dans ses étoffes, baignée dans des nuances qui évoquent la mer derrière elle et nous font penser qu’elle est en train de se noyer. C’est peut-être de là que vient justement l’air de triomphe de la première : elle ne peut ignorer que la seconde se noie, et peut-être est-ce justement pour le vérifier qu’elle retourne la tête en direction de la seconde.
Je déprojette cet ensemble de sentiments point à point sur l’émotion qu’évoque cette image. Une fois cette déprojection effectuée, je reviens sur l’image, et je vais noter la manière dont mes sentiments ont pu évoluer. L’air de triomphe sur le visage de la première semble avoir disparu. Il me semble maintenant qu’elle a les yeux presque fermés. Ce qui me gêne encore, c’est que je me rends compte que les couleurs de la terre sont en fait mes couleurs, c’est-à-dire des couleurs que j’aime particulièrement.
Le fait que ma perception ai évolué en l’espace de quelques instants m’indique que, pour partie au moins, mon interprétation était la bonne. Le fait que je remarque quelque chose qui me touche encore dans ce tableau m’indique également que cela reste un point que je n’ai pas déprojeté, et qui doit avoir son importance. Je vais donc déprojeté cela : les deux femmes marchent sur mes couleurs, c’est-à-dire en fait sur moi, sur ce qui me représente. Ma mère le fait consciemment, et je le fais probablement parce que je n’ai pas le choix.
Une fois cette dernière déprojection effectuée, tout sentiment a disparu vis-à-vis de cette toile.