Pour que je puisse « me » comprendre, comprendre pourquoi j’agis comme je le fais, il faut que je puisse penser que, consciemment au moins, je suis une personne rationnelle. Et de fait, j’agis en général en fonction de certains objectifs. Je ne sais peut-être pas tout, je ne dispose sans doute pas de toutes les informations, mais j’utilise en général celles dont je dispose au mieux pour atteindre mes objectifs. Je peux donc dire que la partie consciente de moi-même est rationnelle. Appelons cette partie de moi-même dont je suis « conscient », cette partie de moi qui agit « consciemment », mon « conscient ».
En même temps, je sais toutefois qu’il existe quelque chose en moi qui agit « à travers moi » en permanence. Après tout, je vis, je respire, j’abrite toutes sortes de fonctions corporelles qui agissent sans que j’en aie particulièrement conscience, pour me maintenir en vie, et ce, sans que j’aie à m’en préoccuper. Toute cette partie qui agit sans que je m’en rende compte, qui assure les besoins physiologiques nécessaires à ma survie, appelons-la mon « inconscient ». Il s’agit donc d’un inconscient au sens très large du terme : « ce qui participe à ma survie et dont je n’ai pas conscience ». Je ne peux nier que cette partie en moi existe, puisque c’est grâce à elle que je vis. Contrairement à certaines modélisations du psychisme humain, nous postulons un inconscient rationnel, dans la mesure où seule une certaine forme de rationalité permet de nous maintenir en vie.
L’individu, la personne que je suis, est donc composé de deux agents distincts, que nous appellerons « conscient » et « inconscient ». Ces deux agents rationnels agissent chacun de leur côté, et la somme de leurs actions combinées représente mon comportement à moi, individu apparemment irrationnel.
La grille de lecture
Si mon conscient et mon inconscient sont tous deux rationnels, agissent en permanence à travers mon corps et mes actions, ont le même objectif, et qu’en plus ils disposent de la même information, ils devraient agir de la même manière, œuvrer de concert à la même action. Comme mon inconscient et mon conscient agissent à travers un même corps, le mien, leurs contributions respectives devraient tendre rigoureusement au même but, à tel point que de leurs interventions combinées résulterait une seule et même action. Mon action « finale » traduirait exactement l’objectif commun de mon conscient et de mon inconscient ; elle serait elle-même parfaitement rationnelle, puisque résultant de deux actions rationnelles identiques.
Pourtant, bien souvent, mon action — en tant qu’individu — n’est justement pas rationnelle. Quand je décide de commencer un régime et que je craque, que je pressens la crise de boulimie mais que j’y cède, que je refuse de manger alors que je le devrais, que je me laisse tenter et que je le regrette, il est manifeste que mon comportement n’est pas rationnel. Si mon objectif est de maigrir, mais que systématiquement je n’y arrive pas, je devrais être capable d’apprendre de mes erreurs et de les corriger, pour atteindre mon but la fois suivante. Or jamais les choses ne se déroulent ainsi. Il faudrait donc admettre que mon comportement n’est pas rationnel.
Si mon conscient est rationnel et que mon inconscient est lui aussi rationnel, alors comment se fait-il que mon action, en tant qu’individu, puisse ne pas être rationnelle ? La seule explication logique, la seule chose qui puisse varier entre mon conscient et mon inconscient, doit forcément se jouer au niveau des informations dont chacun dispose de son côté.
Un agent statique, un agent dynamique
Pour que conscient et inconscient puissent tirer des informations différentes d’une même réalité, encore faut-il qu’ils disposent d’une grille de lecture différente. Quelle pourrait être cette différence d’interprétation entre conscient et inconscient ? Une différence tout à fait standard de la théorie économique, mais une différence majeure qui pourrait exister entre deux « agents », est la manière dont ils perçoivent le temps.
Nous allons donc supposer que notre conscient est un agent « dynamique », tandis que notre inconscient est un agent « statique ». Nous allons supposer que notre conscient seul perçoit le temps. Il peut constater que son environnement évolue, il peut même le modifier par son action. Le conscient a vocation à s’adapter à une réalité toujours changeante. L’inconscient, lui, ne connaît pas la notion de temps. Disons plutôt que son activité principale n’est pas tant de s’adapter à un environnement changeant que de contrôler et de maintenir des équilibres physiologiques. On appelle homéostasie cette tendance de l’organisme à maintenir ces constantes physiologiques : température, pression sanguine, etc. De ce point de vue, on peut considérer que l’inconscient est un agent statique.
Ce que voit l’inconscient : unités de sens, biais
Imaginons que je sois assis à mon bureau. En face de moi, je vois un grand immeuble. Voilà ce que mon conscient perçoit. C’est-à-dire que ce dernier sait que ce qui est en face de moi est un grand immeuble. Mais mon conscient ne peut être arrivé à cette conclusion que parce que, au préalable, un travail de reconnaissance a été effectué : c’est là que l’inconscient intervient.
Nous allons en effet supposer que l’inconscient passe son temps à lister les propriétés de son environnement sous la forme d’unités de sens simples, et qu’au lieu de voir un immeuble il perçoit « quelque chose ». Cette chose, il en liste les propriétés : dans le cas de l’immeuble, elle est « grande », et même « plus grande que moi », elle me « bouche l’horizon », elle est faite d’un « matériau rouge », elle est « rectangulaire », elle possède des « ouvertures » sombres, elle est « statique », etc.
Autre exemple : je suis dans un embouteillage, à l’arrêt, juste derrière un grand camion. Voilà ce qu’observe mon conscient. Pour être arrivé à cette conclusion, mon conscient a utilisé les informations que mon inconscient lui a transmises : il y a « quelque chose » « devant » moi. Cette chose est « rectangulaire », elle possède des « roues », des « rétroviseurs », une « plaque métallique » avec un « numéro » inscrit à l’arrière, un « tube métallique » d’où s’échappe de la « fumée », elle est « plus grande que moi », elle me « bouche la vue », etc. C’est cette liste d’unités de sens que transmet mon inconscient à mon conscient. Mais, pour mon inconscient, cette liste d’adjectifs qualificatifs, toujours réactualisée, reste disponible à d’autres interprétations.
Par ailleurs, nous avons vu que notre inconscient est un agent rationnel qui cherche à maintenir constantes les valeurs d’équilibre dont il a la charge, c’est-à-dire à assurer l’homéostasie que nous évoquions. Il calcule à la marge, cherche toujours à atteindre le cœur de sa cible et à repérer les biais qui peuvent apparaître dans son action. On peut donc supposer qu’il cherche à repérer les biais qui pourraient apparaître entre les valeurs d’équilibre qu’il doit assurer et les valeurs qu’il peut constater à chaque instant. Supposons que, lorsque l’inconscient repère un biais, il transmet également cette information au conscient. Parmi toutes ces informations transmises par l’inconscient au conscient figurent des informations signalant ses propres besoins, à charge pour le conscient d’y répondre.
Ce que voit le conscient : les condensations
Nous allons supposer que le conscient, lui, est seul capable de grouper la liste des adjectifs qualificatifs que lui a transmis l’inconscient en des tous cohérents, d’affecter une signification à ces différents éléments, de synthétiser ces informations pour reconnaître des entités particulières, auxquelles il va pouvoir attribuer des noms.
De ces listes d’unités de sens transmises par l’inconscient, mon conscient tire la conclusion que ce qui est en face de moi est « un immeuble » ou « un camion ». Il a déduit que la « plaque métallique » associée au numéro devait être une « plaque minéralogique », que le « tube métallique » dont s’échappe de la « fumée » devait être un « pot d’échappement », et que cet objet devant moi avec ses « roues », sa « plaque minéralogique », son « pot d’échappement » devait être un « camion », de la même façon qu’il a déduit que cette « forme » « rectangulaire » « statique », avec un « toit », des « briques » et des « ouvertures » était un « immeuble ».
Conscient et inconscient disposent donc d’une même liste d’adjectifs qualificatifs. Mais seul mon conscient est capable de dire que ce que je vois en face de moi, par exemple cette grande masse rectangulaire, est un « immeuble » ; que les petites percées dans ce qu’il reconnaît être une « façade » sont des « fenêtres », et que les plus « grandes percées » sont des « portes-fenêtres » donnant sur des « balcons ». Seul mon conscient a pu reconnaître une habitation à partir de la liste de caractéristiques que lui avait transmises l’inconscient. En ne retenant que le terme d’immeuble, plutôt que toute la liste d’indices qui lui ont permis de dire que cet objet est un « immeuble » ou un « camion », en condensant ces unités de sens simples sous un nom, il a gagné du temps.
La différence d’information
Il n’en demeure pas moins que les condensations du conscient ne reflètent jamais, par définition, la même réalité que celle perçue par notre inconscient. Notre inconscient détient une information complète, notre conscient synthétise cette information et cherche à y répondre au mieux, étant donné la réalité de son environnement. C’est de cette différence d’information fondamentale que naît l’irrationalité de nos comportements et, indirectement, de nos émotions.
Il s’agit donc de mettre au jour la différence d’information entre conscient et inconscient, pour retrouver ce dont notre inconscient a besoin. Il faut décrypter nos émotions.